Conte mystique peul, extrait d’un bulletin de la Loge Ralph Lewis de Bouaké, Revue Rose -Croix ; N° 254, Eté 1990,Couverture de derrière
Au Royaume de Soulé, dans une grotte située au flanc d’une montagne(l) tour à tour brûlée par le soleil, fouettée par les vents ou battue par les pluies, vivait un ermite nommé Soly. Il ne se nourrissait que de fruits sauvages et de miel doré. Il ne buvait que de l’eau de source et ne sortait se promener sous bois qu’au moment où les abeilles récoltaient le pollen.
Les mots favorisent la confusion, autant que leurs mélanges sémantiques. Les conversations de tous les jours nous font assister à l’opposition parfois caricaturale entre deux discours radicaux. D’un côté nous avons les tenanciers du dogme intellectuel, partisans de la toute-puissance de la pensée sur la superstition et autres mystifications que sont pour eux les religions. De l’autre côté nous avons les opposants aux excès de la pensée qui annoncent la supériorité absolue du cœur. Louis-Claude de Saint- Martin annonçait lui-même que « ce n’est pas la tête qu’il faut se casser pour avancer dans la carrière de la vérité, c’est le cœur.» S’il est indéniable que le siècle des lumières a engendré des excès et que la pensée a pris le pas sur l’action et sur l’affect, est-ce vraiment la pensée qui est en cause ou bien l’absence d’équilibre entre cœur et raison ?
Un jour, un berger qui avait l’habitude gourmande d’aller lécher l’exsudat sucré des fleurs et des fruits sauvages s’aventura sur la montagne plus loin que de coutume. Il aperçut l’anachorète. Il voulut s’approcher de lui pour lui parler, mais le solitaire prit la fuite comme s’il avait été menacé par quelque bête furieuse. Sa curiosité éveillée, le berger se lança à sa poursuite. Ils se livrèrent, entre les arbres et les rochers, à une course frénétique et désordonnée comme deux souris qui se pourchassent. A la fin, l’ermite n’eut d’autre recours que de se réfugier dans sa caverne. Le berger s’y engouffra derrière lui, mais la caverne était vaste et ses galeries intérieures communiquaient toutes entre elles, si bien qu’il n’y avait aucun lieu d’arrêt ou de blocage possible.
Fatigué, le berger s’arrêta de courir. Quand il eut retrouvé son souffle, il sortit de la caverne et prit le chemin du retour.
Il se rendit tout droit chez le Roi Seydou, chef de la contrée et vassal du grand Roi de Soulé. Il lui dit :
- Seigneur ! J’ai vu de mes deux yeux, dans la grotte sacrée, un homme habillé de feuilles et de fibres végétales. J’ai voulu savoir qui il était et me suis approché pour lui parler, mais il a fui devant moi comme un agneau menacé par une hyène et j’ai été incapable de le rattraper. Sans doute cet homme est-il un saint ; sinon, ce ne peut être qu’un fou ou un diable malfaisant.
La curiosité du Roi fut piquée. Il manda auprès de lui son Porte-glaive et son Chef-de-guerre- Responsable-des-chevaux. Il leur ordonna :
- Rassemblez nos troupes et allez cerner la montagne où vous mènera le berger que voici. Dans l’une des cavernes sacrées de cette montagne vit un homme, à moins que ce ne soit un diable. Il vous faut à tout prix me l’amener. Sinon, je vous couperai la gorge ! Allez ! Les soldats cernèrent la montagne, bloquèrent tous les chemins et commencèrent à monter vers la caverne. Le chef appela l’ermite, lui criant que le Roi souhaitait le rencontrer. Se voyant pris au piège, le solitaire sortit de sa cachette et accepta de suivre les soldats. La troupe prit le chemin du palais du Roi Seydou.
Dès qu’on introduisit l’ermite en présence du Roi, ce dernier, à sa vue, fut saisi d’une émotion inexplicable. Son cœur s’emplit d’un profond sentiment de respect religieux. Il l’interrogea avec douceur :
- Comment t’appelles-tu?
- Je m’appelle Soly.
- Que fais-tu dans la grotte de la montagne?
- J’y apprends à me dominer et à m’éduquer.
- Pourquoi fuis-tu tes semblables comme s’ils étaient une maladie contagieuse repoussante?
- Je ne puis répondre à ta question, ô Roi, car tu te trouves au sommet d’une montagne alors que, moi, je suis au fond d’une vallée encaissée. Ma parole ne te parviendrait que comme l’écho mourant de quelque voix lointaine. La distance qui nous sépare est trop grande.
- Et que faudrait-il pour que cette distance soit supprimée et que tes paroles viennent à portée de mon âme?
- Il faudrait que tu deviennes mon élève docile.
- Je suis prêt à écouter ton enseignement. Mais que dois-je faire pour cela?
- Descendre de ton trône, troquer tes beaux vêtements contre de méchantes
- défroques et oublier ta bonne fortune. Et pour ne point regretter ta situation, te considérer comme frappé par un malheur et te dire que quelle que soit la rigueur de l’adversité dans laquelle tu viens de tomber, il y a toujours un malheur plus grand dont Dieu t’a préservé par un effet de sa Miséricorde compatissante.
Le Roi, sans ajouter un mot, descendit de son superbe trône. Il confia la direction de son royaume à son frère, se dépouilla de ses riches vêtements et suivit Soly. Tous deux quittèrent la ville, gravirent la montagne et pénétrèrent dans la caverne.
Là, loin de toute animation, loin des douceurs de la vie et des plaisirs du commandement, le Roi Seydou apprit à méditer sous la conduite de Soly. Après un mois d’exercice, il constata qu’il était déjà devenu bien meilleur. Poursuivant son effort sans relâche, il parvint enfin à franchir les cloisons qui séparent les créatures. Il réalisa avec certitude la vanité des situations et des ambitions humaines dans ce monde si éphémère. Il pénétra le secret des existences. Il reconnut que la raison d’être de chaque créature, depuis la pierre inerte jusqu’à l’homme dont la pensée produit tant de merveilles, était nécessaire et irremplaçable. Il apprit à respecter tous les êtres vivants, animés ou inanimés, qui peuplent les trois règnes de la nature. Cette conscience se développa si profondément en lui qu’il ne vit plus sur cette terre une seule chose qui vaille moins que sa personne.
Soly, devant l’immense progrès réalisé par son disciple, lui dit :
- Seydou, je suis heureux de constater que tu n’es pas le roi hautain pour qui les autres hommes n’étaient que grains de poussière tout juste bons à être foulés aux pieds. Maintenant, tu sais que chaque chose existante tient une place unique qu’aucune autre ne saurait tenir, que tout est orienté et que tout s’achemine peu à peu vers le Bien suprême.(2) Ton être, je le sais, est pénétré de cette vérité et
- l’ orgueil est si complètement banni de ton cœur que tu ne vois plus une seule chose qui te soit inférieure.
- C’est vrai, dit Seydou. Je me considère aujourd’hui comme la plus basse des créatures.
- Eh bien, avant que je ne dénoue pour toi les nœuds qui scellent les secrets du Bien
- suprême, il te faut maintenant aller parcourir le monde et essayer de découvrir un être ou une chose que tu jugeras valoir moins que toi.
Seydou prit congé de son Maître. Il évolua sur tous les cours d’eau de la terre. Il escalada montagnes, collines et côteaux. Il visita villages et cités, palais de rois et tavernes de voleurs. Il consulta les vieux. Des yeux il scruta les cieux et en esprit il sonda les astres et les étoiles. Il observa minutieusement ce que la marée montante pousse vers la terre ferme et ce que la marée descendante draine vers les profondeurs marines. Bref, il observa toutes choses, mais nulle part il ne vit quoi que ce soit qu’il estimât plus déchu que lui-même. Chaque fois qu’il considérait une chose, fût-ce la plus modeste, il voyait en elle une vertu ou une propriété dont lui-même était dépourvu.
Pour finir, persuadé qu’il était vraiment au plus bas de l’ échelle, il décida de rentrer pour dire à son Maître qu’il n’avait pas trouvé, sur cette terre, un seul être ou une seule chose qui lui soit inférieur.
Sur le chemin du retour, vint un moment où il éprouva, comme on dit, le besoin » d’aller dans la brousse », pour satisfaire un besoin naturel. Il pénétra dans un bocage. Alors qu’il examinait le sol, il découvrit, tout desséché, un petit tas d’excréments qu’il avait posé là à l’aller, lors de son premier passage. «Enfin ! se réjouit-il, j’ai trouvé ce que je cherchais car, sans nul doute, je vaux au moins mieux que mes propres déjections !»
Il avança la main pour se saisir de la boule séchée et la ramener avec lui pour la montrer à son Maître, mais, ô surprise, soudain il entendit s’élever de la boule une multitude de petites voix ! Chaque grain, chaque molécule de cette vile matière geignait et l’implorait :
De grâce, ô toi, homme, épargne-nous ton contact funeste ! A l’origine, issues de fleurs odoriférantes, nous étions des graines parfumées. A ton premier contact, nous fûmes réduites en farine, perdant ainsi notre vertu essentielle qui était de pouvoir nous reproduire pour perpétuer notre espèce.
A ton deuxième contact, nous fûmes transformées en aliments, et là, il faut le reconnaître, nous devînmes savoureuses et nourrissantes. Mais, lors du troisième contact, tu nous introduisis en toi. De cette intimité nous sortîmes puantes ! Durant de longs jours, nous fûmes un objet de dégoût, prenant les passants au nez et à la gorge. Maintenant qu’enfin nous sommes assainies par l’air et durcies par le soleil, maintenant que nous avons cessé d’être un « oblong fétide » qu’on ne regarde pas plus d’une fois, si tu nous prends encore, qu’allons-nous devenir ? Nous t’en prions, passe ton chemin, O Fils d’Adam, créature à la fois vile et sublime ! Nous craignons, si nous sommes touchées par toi, de devenir cette fois une chose que ni feu ni eau ni air ne pourront plus jamais purifier !
Seydou, tout attristé, rentra auprès de son Maître. Il lui narra son histoire et conclut : «Je suis bien le plus vil des êtres puisque je vaux encore moins que mes propres résidus!» Le saint homme se leva. Il imposa ses mains sur la tête, le front et la poitrine de Seydou. Il lui dit :
Mon frère en Dieu, ton âme atteint le pinacle de la sagesse. Etre pénétré du sentiment que l’on est la plus misérable des créatures est le sommet de la vie spirituelle. Va, rentre chez toi et reprends ta couronne. Tu compteras dorénavant parmi le très petit nombre de rois qui ne sont pas aveuglés par l’éclat de leur diadème. Tu seras un « roi initié ». La lumière et la paix, l’amour et la charité ne règneront sur la terre que lorsque tous ceux qui commandent seront, comme toi, des initiés.