Texte condensé et présenté par Christian Rebisse ? revue Rose – Croix N° 254 Eté 1990, pages 42 à 44
L’année 1989 restera marquée par le bicentenaire de la Révolution française. Le thème majeur de cette commémoration a été celui des droits de l’homme. S’il est naturel que l’homme du XXIème se préoccupe de ce problème, le mystique n’oublie pas non plus que si l’homme a des droits, il a aussi des devoirs. Au siècle précédent, les martinistes se sont intéressés à ce sujet, et c’est la réflexion de l’un d’eux que nous vous proposons aujourd’hui.
Ce martiniste, Auguste Edouard Chauvet (1893-1946) s’est préoccupé toute sa vie des applications pratiques de la tradition à la sociologie. Il s’est efforcé de rechercher dans la tradition martiniste, et plus particulièrement dans les écrits de Louis Claude de Saint-Martin comment un mystique devait interpréter ses droits et ses devoirs.
Le texte suivant est extrait de l’ouvrage qu’il a publié en 1905 sur ce sujet, sous le pseudonyme de « Saïr », et le titre de :
« Louis Claude de Saint-Martin, interprétation de la véritable doctrine et de son application de la sociologie »
(Ed Lessard à Nantes 1905).
« La Fraternité, voilà la base du bonheur et de l’union sociale; voilà le but que tout Martiniste vraiment digne de ce nom doit poursuivre sans repos et sans trêve … (page 31). »
« ••• L’erreur de la société à notre époque et à toutes d’ailleurs, (page 32), c’est d’avoir négligé ce grand principe, et d’avoir voulu élever l’édifice social sur une base autre que la Fraternité.
Ce qui domine actuellement ce sont les idées d’Egalité. Tous les hommes égaux, voilà la formule, en dehors de laquelle semble-t-il, il ne saurait y avoir de salut. Certes les hommes sont égaux, mais non à la façon dont la plupart du temps on le conçoit.
L’Egalité telle qu’on la rêve aujourd’hui est une fausseté et un mensonge, parce qu’elle est basée sur des données empiriques et sans autorité. Si elle pouvait exister, elle serait le triomphe de l’impuissance et de la médiocrité. Celle que nous voulons vraie, car elle est constante, pour ainsi dire mathématique, est le résultat de la Loi unitaire universelle d’ordre et d’harmonie, et seule la malice humaine pouvait la fausser et la détruire. Elle est fille de la Fraternité ainsi que je vais essayer de le démontrer tout à l’heure.
On parle souvent des droits de l’homme, bien peu de ses devoirs. Des ligues existent pour la défense des droits de l’homme : les «Droits de l’Homme» sont affichés dans toutes nos écoles. Tout cela est fort bien car les ligues sont fondées pour défendre les droits du faible contre le fort, et il est peut-être utile que l’homme, dès l’enfance, puisse connaître ses droits ; mais j’aimerais voir se former des ligues pour l’enseignement aux puissants des devoirs de l’homme, et je voudrais qu’à côté du tableau des «Droits» existât, pour nos écoliers, le tableau des «Devoirs du Citoyen».
C’est que l’égalité entre les hommes n’est que le rapport qui existe entre le droit et le devoir, et comme ce rapport est absolument invariable, les hommes, par là même, sont égaux. Je m’explique :
Tous, vous savez, mes Frères, que le rapport entre la circonférence et son rayon exprimé en mathématique par la lettre : p est toujours constante. Que le pourtour d’un cercle soit d’un millimètre de longueur ou d’un milliard de lieues, le rapport ne varie pas et l’on peut affirmer, par conséquent, que toutes les circonférences ont entre elles cette égalité de rapport.
Il en est de même pour l’homme. Son droit, c’est la circonférence, car le droit est la limite que l’homme ne peut dépasser, et son devoir c’est le rayon, ou plutôt l’aire décrite par ce rayon, dans sa révolution autour du centre. Or, comme l’aire décrite par la révolution intégrale du rayon peut être à juste titre, considérée comme une multitude de rayons juxtaposés, nous pouvons en conclure que le rapport entre le cercle et la circonférence est le même que le rapport entre la circonférence et l’un de ses rayons. A mesure que la circonférence augmente, le cercle croît aussi. A mesure que les droits augmentent, ses devoirs croissent dans la même proportion. Tout dans l’univers, dont l’unité dans la multiplicité est la loi, est basé sur l’ordre et l’harmonie. Or, pour que l’Ordre et l’Harmonie existent, il est de toute nécessité que chaque chose, chaque être soit à sa place et en équilibre parfait avec toutes les autres choses, tous les autres êtres qui constituent l’ensemble de l’univers.
«Une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place», dit le proverbe ; l’homme n’est vraiment à sa place et par conséquent en harmonie que si l’équilibre parfait existe pour lui entre ses droits et ses devoirs, et c’est seulement dans cet équilibre qu’il peut trouver le bonheur.
Or, que se passe-t-il journellement sous nos yeux ? Tout homme veut accroître ses droits et en même temps réduire ses devoirs : il désire des droits mais repousse les devoirs corrélatifs à ces droits. C’est le renversement de la loi générale unitaire; c’est comme si l’on voulait que le cercle diminuât à mesure de l’accroissement de la circonférence.
Egoïsme, agnosticisme, voilà la cause du mal. Les lois primordiales et générales sont oubliées, et l’Egalité est rompue du même coup. On ne veut entendre parler que du droit, jamais des devoirs et bientôt se produit ce renversement anarchique : plus le droit augmente, plus le devoir diminue et réciproquement.
Et l’on voudrait que le faible, le malheureux que l’on charge, que l’on écrase sous les devoirs sans lui laisser de droits, ne criât pas vengeance et ne cherchât pas à renverser l’oppresseur! …
Rétablissons l’équilibre : à plus de droits plus de devoirs; à moins de devoirs moins de droits, et l’Egalité sera reconstituée, le bonheur retrouvé dans l’humanité entière. Mais notez bien que si la Fraternité ne règne pas avant tout, rien de cela ne pourra se faire et toujours forts et faibles, riches et pauvres se haïront et se déchireront réciproquement.
… Ce n’est que la Fraternité, l’amour qui empêchera le puissant d’écraser le misérable, qui lui fera accepter ses devoirs sans outrepasser ses droits. Seule, la Fraternité l’empêchera de faire aux autres ce qu’il ne voudrait pas qu’on fît à lui-même; parce que la Fraternité c’est véritablement d’aimer son prochain comme soi-même. Aimer, tout est là ! Quel est l’être qui, aimant véritablement un autre être, voudrait se décharger sur lui de ses devoirs et de ses peines ? Ne prendra-t-il pas au contraire et avec joie, s’il est le plus fort, une partie de la charge de l’être aimé ?
Donc la Fraternité produisant l’altruisme et la solidarité, voilà la base de l’Egalité, la base de toute sociologie. Et notez que si la Fraternité a pour fin l’unité, c’est qu’elle a l’unité pour principe : toute Fraternité quelle qu’elle soit, suppose nécessairement l’unité paternelle.
Voilà donc établies au moyen de nos principes philosophiques unitaires deux des grandes formules sociales. La troisième, la Liberté, a la même origine : ce que l’on peut démontrer de la même façon.
Saint-Martin, notre Maître vénéré, a donné de la Liberté une définition merveilleuse, en disant que la Liberté consistait pour tout être à demeurer dans sa loi. Dès qu’en effet, on sort de sa loi, on se soumet inévitablement à la nécessité et on perd d’autant plus de Liberté qu’on s’est davantage éloigné de cette loi.
Prenons un exemple. L’homme est soumis à la loi de la pesanteur; tant qu’il reste au niveau du sol, cette force bien équilibrée lui laisse toute sa liberté dans son plan. Qu’il veuille s’élever dans l’air, il n’en est plus de même, la nécessité l’emporte sur la liberté et la loi peut d’un instant à l’autre lui devenir fatale.
Ce qui est vrai pour le monde physique l’est aussi bien pour le monde moral. Que l’homme sorte de sa loi, c’est-à-dire outrepasse ses droits, qui sont, comme nous l’avons dit, sa limite, sa liberté diminue car il pénètre nécessairement dans la sphère d’activité d’un autre être, qui s’opposera fatalement au libre exercice de cette liberté.
Est-ce à dire pour cela que l’homme n’est pas libre d’étendre ses droits, sa limite ? Si donc. La volonté représentée par le rayon qui émane du centre peut s’étendre à l’infini puisque c’est une droite. Mais si loin que l’homme étende sa puissance, il sera toujours limité par la circonférence qu’il ne lui sera pas permis de dépasser, et il devra toujours veiller à conserver l’équilibre entre la circonférence et le cercle, entre ses droits et ses devoirs, avec l’aide de la Fraternité.
Résumons-nous. Le bonheur de l’humanité consiste dans l’unité intégrale reconquise par la Fraternité; la Fraternité créatrice de l’Egalité dans l’équilibre constant du Droit et du Devoir, et sauvegarde de la Liberté par le maintien de l’Homme dans sa loi. Voilà une faible partie de ce que Saint-Martin révèle à ceux qui savent utiliser ses enseignements … »